Interview de Nadja Spiegelman


Par Les Clefs Relle

New-Yorker-Francoise-Mouly

Françoise Mouly

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la face cachée d’une rédaction d’un grand magazine américain est dans « Les Dessous du New Yorker » de Françoise Mouly (directrice artistique du New Yorker), aux Editions de la Martinière.

Nadja Spiegelman, rédactrice et éditrice associée, mais aussi fille de Françoise Mouly et d’Art Spiegelman, nous livre dans cette interview encore plus de détails sur ces dessous, mais également sur son propre travail d’auteur de BD.

Chers lecteurs, installez-vous confortablement dans la chambre d’Etre app’art et lisez sans rougir les derniers secrets de ces Dessous du New Yorker !

Les Clefs Relle : Nadja Spiegelman, vous êtes rédactrice et éditrice associée des Dessous du New Yorker de Françoise Mouly, ouvrage qui présente les couvertures du New Yorker non publiées, mais non moins réussies. En quoi a consisté votre travail ?

Nadja Spiegelman : J’ai fait un peu de tout. Quand j’étais à l’université, j’ai écrit un récit sur ma mère (Françoise Mouly, directrice artistique du New Yorker, ndlr), dans lequel elle me racontait sa jeunesse, comment elle était arrivée en Amérique. Alors pour faire le livre,  on a parlé pendant des heures de ce qu’était son métier et de ce qu’elle essayait de dire avec ce livre. Ensuite, j’ai remis en place ses idées de façon plus structurées. J’ai fait des premiers « draft », qu’elle a retravaillé et mis dans ses propres mots.

Elle avait aussi besoin de savoir ce qui allait rester à l’esprit des gens de ma génération car elle voulait que ce livre sur les images provocatrices du New Yorker fassent envie aux plus jeunes.

CRelle : Au début de chaque chapitre, un artiste s’exprime sur le sujet qui est sur le point d’être traité. Comment avez-vous pris la décision d’associer tel artiste à telle thématique ?

N : C’est une bonne question. On a d’abord pensé à quelle image on voulait mettre sur la grande page de début de chapitre, et seulement après à l’artiste. Comme ma mère travaille de façon très proche avec ses artistes, elle savait quel artiste pourrait faire une bonne interview pour chaque image. Ça va faire 20 ans qu’elle travaille avec une soixantaine d’artistes qui lui sont très proches. Elle les connaît très bien et elle sait à l’avance ce que ça va donner ! (Rires)

CRelle : Outre ces interviews et leurs dessins, les artistes  ont-il été mis à contribution dans d’autres aspects du livre ?

N : Non pas vraiment. Ma mère a fait une grande recherche pour savoir ce qu’ils avaient encore comme esquisses et quelles images ils voulaient voir dans le livre. Ma mère travaillait avec un fax, dont tout le monde s’est débarrassé aujourd’hui, parce qu’elle préférait de loin recevoir des images imprimées sur papier dès le départ. Maintenant qu’il y a internet, les artistes lui envoient vingt fois le même dessin, à chaque fois qu’ils ont ajouté une petite modification sur photoshop. Mais avec un fax, l’image est en noir et blanc, et comme il faut vraiment le faire passer de façon manuelle on ne l’envoie qu’une seule fois ! C’est en partie pour ça qu’elle a fait le livre, pas juste pour montrer des images non publiées, mais aussi pour décrire sa façon de travailler et à quel point elle s’appuie beaucoup plus sur l’idée que sur la réalisation du dessin. Maintenant qu’elle a 60 artistes, elle sait que ses artistes pourront réaliser un beau dessin. Mais pour faire un dessin qui raconte une bonne histoire, c’est autre chose ! Pour l’élection d’Obama elle a demandé à plusieurs artistes de faire des esquisses pendant qu’ils regardaient la télévision et de les lui envoyer au fur et à mesure. Quand tu fais un dessin en vitesse, tu arrives à voir beaucoup plus rapidement si c’est une bonne idée ou non. Si tu le réalises de façon très travaillée, tu perds très vite de vue si c’est une bonne idée ou pas.

CRelle : On voit bien le jeu de mot entre le titre du livre, Les Dessous du New Yorker, et le dessin de la couverture, le Pape dont le vêtement se soulève comme la robe de Marilyn Monroe. Est-ce l’unique raison qui vous a poussé à choisir cette couverture ? Ce dessin reflète-t-il selon vous l’ambition générale des Dessous du New Yorker ?

N : Je n’ai pas beaucoup aidé pour le choix de la couverture, donc je ne suis pas entièrement sûre. Je sais qu’au début elle voulait faire plusieurs images en collage, mais que finalement elle a décidé de n’en choisir une seule. Dans la préface, elle explique que cette image montre à quel point n’avoir qu’une seule personne au dessus d’elle (David Remnick, le rédacteur en chef) lui facilite les choses. David Remnick était en vacances quand elle a voulu faire passer cette couverture pour la une du New Yorker. Il lui a dit de la montrer à plusieurs personnes qui ont finalement trouvé que ça ne fonctionnait pas. Quand il y a plusieurs personnes et qu’il faut qu’il y ait un vrai consensus, la blague se perd complètement car on commence à être trop analytique : Marilyn Monroe, qu’est-ce que ça a à voir avec le Pape ? Rien. Et pourtant si on n’y pense pas trop fort, c’est très drôle !

CRelle : Dans sa préface, Françoise Mouly explique que la position de controverse du New Yorker lui est accordée grâce à la signature des couvertures : chacune d’elle exprime le point de vue d’un artiste, et non du magazine dans son ensemble. Pensez-vous que d’autres magazines ont encore cette liberté ?

N : C’est ce qui m’a le plus intéressé dans ce travail : réaliser à quel point ces couvertures du New Yorker étaient uniques. Avant il y a avait beaucoup de couvertures qui étaient signées par un artiste, aussi bien en France qu’en Amérique, et qui ne reflétaient pas ce qu’il y avait à l’intérieur du magazine. Il y a tout un langage qu’il faut apprendre pour raconter une histoire sans les mots. Il me semble que ce moyen de s’exprimer est en train de se perdre.

Pour faire la promotion du livre, j’ai commencé le site internet Blown Cover. Chaque semaine, ma mère et moi choisissions un thème qui pourrait faire une couverture du New Yorker. On ne voulait que des esquisses, car on jugeait plus le contenu que la réalisation. Ensuite on s’asseyait ensemble et on faisait le tri entre à peu près 200 candidatures. A la fin on en choisissait une douzaine de gagnants et on les mettait en ligne avec un commentaire fait par ma mère.

CRelle : Que pensez-vous de la presse française ? Est-elle très différente de la presse américaine ?

N : Je ne connais pas beaucoup la presse française, mais je peux donner mon avis qui ne sera fondé sur aucune recherche. Aux Etats-Unis, on se veut très objectif, même si clairement nous avons une presse plus à gauche et une presse plus à droite. Mais personne ne veut l’admettre. Dire que le New Yorker est un journal libéral reviendrait à l’insulter. Mais bien sûr, nous ne sommes pas objectifs : pour écrire un article, il faut à l’origine avoir un intérêt pour le sujet. En France les journaux définissent plus clairement leur orientation politique. Je pense que c’est une meilleure idée.

CRelle : Ton activité professionnelle ne se résume pas à l’édition et à la presse. Tu es aussi la scénariste d’une BD pour enfants, les Aventures de Zig et Wikki chez Toon Books. Comment s’est passée la collaboration avec le dessinateur Trade Loeffler ?

N : J’ai fait deux livres des Aventures de Zig et Wikki. Pour le premier, c’était très compliqué parce que ma mère ne voulait pas dire à l’artiste avec qui elle m’avait mis en collaboration que j’étais sa fille. J’ai donc utilisé, ce n’était pas mon idée, un nom de plume. On a collaboré uniquement par e-mails, et pendant longtemps il n’a jamais su qui j’étais. Finalement quand je lui ai dit qui j’étais vraiment comme c’est quelqu’un de très charmant et de gentil il ne s’est pas fâché.

CRelle : Avais-tu déjà en tête des images précises de tes deux personnages ?

N : J’avais déjà décidé qu’un de mes personnages aurait plus la forme d’un ordinateur. Et je crois que c’est une chose qui fait très plaisir aux enfants américains ! Il y a plein d’enfants à New York qui n’ont pas le droit de regarder la télévision parce que leurs parents le leur interdisent. Ces enfants adorent mon livre parce qu’il y voit un écran qu’ils ont pour une fois le droit de regarder.

Mes parents ne m’ont pas laissé regarder la télévision jusqu’à mes 16 ans, et je crois que ça permet de plus faire travailler l’imagination ! Rire

CRelle : Et maintenant que tu as le droit à la télévision …?

N : Maintenant je suis complètement accro ! Plus de modération !

CRelle : As-tu le projet de faire tes propres dessins dans une de tes futures créations ?

N : Non, j’ai le projet d’être écrivaine. Je préfère écrire. Il y a une ombre très grande de mes deux parents, et je sais que tout ce que je ferai sera comparé à ce qu’ils ont fait. Mon petit frère fait du graffitis et du rap. Je pense que c’est parce que c’est le seul mode de création artistique avec lesquels mes parents ne seraient pas complètement d’accord ! Rire

CRelle : Le magazine RAW paru dans les 80’s avait pour but de revivifier les BD pour adulte. La démarche des Toon Books va dans le sens inverse en recréant une diversité dans les BD pour enfants alors que les Etats-Unis les avaient diabolisés dans les années 50, les soupçonnant d’entretenir un lien étroit avec la délinquance juvénile. Existe-t-il un lien entre les deux magazines ?

N : Oui, le lien est tout à fait voulu et conscient. Le slogan de RAW était « Comics is not for Kids anymore ». Quand mes parents ont fait RAW, la BD n’était pas une forme d’expression artistique estimée. Les seuls BD qui existaient étaient des BD pour enfants. Mes parents se sont intéressés à ce que pouvait être une BD sérieuse. RAW est sorti, puis MAUS et toute une industrie s’est créée autour de la BD pour adulte. Toutes les bibliothèques américaines ont désormais une section BD pour adultes. Maintenant il ne reste plus de BD pour enfants, elles ont quasiment disparu. On est allé un peu trop loin dans une direction et maintenant il faut un peu revenir en arrière.

CRelle : Justement, est-ce qu’il y avait une BD que tu lisais quand tu étais petite et que tu conseillerais à mes collocs et à nos lecteurs ? 

N : Je ne conseillerais pas du tout de lire ce que je lisais quand j’étais petite ! Rire. Comme je n’avais pas le droit de regarder la télévision, mes parents me laissaient lire tout ce que je voulais. Alors j’ai lu Robert Crumb qui faisait des choses pornographiques, les BD des années cinquante qui justement avaient amené cette censure, les BD d’horreur et les Hard Comics sur les meurtriers. Je ne lisais que des BD qui n’étaient pas pour les enfants ! (Rires)

Je remercie chaleureusement Nadja Spiegelman pour sa gentillesse, son intelligence et son humour.

Pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus :

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